La Confrérie du Dragon Eteint

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#1 04-11-2013 19:08:57

Cyian
Echevin

[CONTE] Berthe

Récit très largement inspiré du Conte de Suzelle de Jaworski dans le recueil Janua vera.

Voilà donc une histoire qui s'est passée il n'y a pas si longtemps, non loin d'ici, en Andrath dans l'ancien Hameau des Chênes.

Y avait là-bas une petite communauté de paysans, autrefois vachers des Champs Nord, chassés de leurs terres par plusieurs hivers rigoureux. Ils avaient trouvé en Andrath, une terre moins généreuse mais un climat plus clément et ils avaient troqué leurs troupeaux contre des haches et des scies. Ils vivaient du bois et du charbon.

Dans ce jeune hameau, il y avait une fillette à la fois finaude et mignonne qui faisait la fierté tant de ses parents que de ses voisins. Elle s'appelait Berthe. Et parce qu'elle était à la fois finaude et mignonne, on la dispensait des tâches domestiques normalement dévolues aux fillettes de son âge.
Elle était libre ainsi de vaquer dans la région, de courir les chemins, d'arpenter talus et bosquets. Ses parents qui d'ordinaire ne lui interdisaient jamais rien, exigèrent toutefois qu'elle regagnât leur chaumière avant chaque tombée du jour.

Un soir d'automne, la petite Berthe, trop occupée qu'elle était à compter les feuilles tombantes, se laissa surprendre par la nuit. Elle fut d'abord apeurée, mais bien vite, la forêt, SA forêt, lui parut plus belle et plus mystérieuse que jamais. C'est sans aucune hâte, les sens aux aguets et l'enthousiasme au cœur, qu'elle s'engagea sur le chemin du retour. C'est alors qu'elle entendit un chant qui marquerait à jamais sa vie.

C'était un chant qu'aucun arbre, ni aucune plante, qu'aucune rivière ni aucune eau courante, n'aurait pu seul entonner. C'était un ensemble de tout cela, où des mots étrangers sonnaient comme des bruissements d'herbes sous l'ondée printanière.

Berthe ne put résister à la tentation, et faisant fi des mises en garde répétées de ses pairs, elle plongea dans l'obscurité des bois. Fougères tranchantes, orties venimeuses, ronces perfides, branches et racines traîtresses ne surent l'écarter de son chemin, et c'est piteuse mais décidée qu'elle découvrit l'origine de ce trouble. Au milieu d'une petite clairière, auprès d'un feu, se tenait un homme accroupi, tout vêtu de gris.

L'homme était avenant.  Il la salua, s'enquit de son nom et lui tint un long discours sur ce lieu et les temps de jadis. Il l'interrogea aussi sur l'Andrath et sur son peuple. Mais Berthe ne savait que répondre qui ne fut bref ou indistinct. A peine entendait-elle, du haut de sa poignée d'années, elle était tombée amoureuse.
Cet homme étrange rayonnait à la manière du soleil sur la neige immaculée et les flammes à ses côtés paraissaient si ternes qu'on put les confondre avec de vulgaires rubans de foire. Elle buvait ses paroles sans en saisir le goût et de cette nuit, elle ne retint que ces mots :

« Je reviendrai »

Depuis cette nuit, la petite Berthe avait bien changé. Jadis rieuse et légère, elle devint grave et réservée. Ses parents s'en inquiétèrent mais jamais ne percèrent le secret de leur fille.

Les années passèrent, et le regard de Berthe demeurait fixé sur cette lointaine clairière. On tenta de la marier à maintes reprises, et toujours elle refusa. A la mort de ses parents, Berthe n'était plus toute jeune et ses prétendants moins nombreux. On la sollicita pour diverses tâches réservées aux femmes condamnées au célibat, mais toujours elle s'y opposa. Excédés, ses frères la chassèrent tour à tour de leurs maisons et c'est seule et sans bien qu'elle dressa une hutte au milieu des bois.

Les années s'écoulèrent encore, les frères de Berthe, ses neveux et nièces, puis les enfants de ceux-ci passèrent. Tous au Hameau oublièrent que la Vieil'Ancette, cette énigmatique vieille femme terrée dans la Forêt, avait été l'une des leurs. On disait qu'elle était immortelle tant elle paraissait chargée d'âges, et on la consultait parfois pour des herbes et des champignons qu'on ne trouve qu'au cœur sombre de la Forêt. Par pitié ou par superstition, les âmes bonnes ou simples déposaient à l'Orée quelques vivres, des couvertures, divers outils.

Dans sa solitude sylvestre, loin des siens et des Hommes en général, Berthe laissait à ses seules chaires la charge du temps. Dans son esprit en perpétuelle attente, les saisons n'avaient pas cours.
Et elle ne fut pas étonnée d'entendre par une soirée d'hiver ce chant qui l'avait ravie, jadis. Au prix de grands efforts, elle gagna la clairière et les larmes lui montèrent aux yeux quand elle LE vit de nouveau, cet homme merveilleux qui depuis longtemps déjà berçait ses pensées.

Il n'avait pas changé, le temps n'avait pas modulé sa voix ni défait les traits de son beau visage. Prestement, il alla à ses devants, lui prit le bras et l'escorta jusqu'à un feu de bois. Après quelque amabilité qui tintèrent comme un rire chaleureux, il demanda :

- Vieille Dame, sauriez-vous où habite une jeune fille prénommée Berthe ? Au Hameau des Hommes près de la rivière, nul n'a su me renseigner. Une promesse me lie à elle que je souhaiterais honorer.

Berthe ne répondit pas tout d'abord. Ses yeux étaient rivés sur ce bras que l'homme soutenait avec tendresse. Ce bras lui était familier. Elle aurait souhaité qu'il en fut autrement, mais son regard s'échoua sur une main, fripée, ridée et tavelée, labourée de veines saillantes. Telle était sa main, désormais.
Berthe aurait put attendre bien des âges dans le plus complet dénouement, il n'en était pas de même pour son vieux corps fourbu qui à sa manière douloureuse lui signifiait l’imminence des adieux. Il souffrait de mourir depuis tant d'années déjà et n'avait que trop attendu.
Les larmes aux yeux et le cœur las, la Vieil'Ancette répondit d'une voix dont l'assurance l'étonna :

- Monseigneur, la petite Berthe... est morte. Déliez-vous sans regret de votre promesse car elle fut chère à son cœur... mais ce cœur a cessé de battre.

Et sans attendre de réponse, elle continua :

- Maintenant, si vous me le permettez, je vais me retirer. Il n'est jamais bon, pour nous autres Mortels, de vaquer dans les bois, la nuit tombée.

L'homme ne dit mot ; sans doute fut-il le dernier à voir la Vieil'Ancette.

Au printemps, sa hutte était vide. Et les paniers posés à l'Orée pourrissaient. On fut déçu au Hameau, car celle que l'on tenait pour immortelle n'était peut-être finalement, qu'une vieille marginale, comme tant de villages en comptent.


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