La Confrérie du Dragon Eteint

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#1 04-11-2013 22:56:05

Cyian
Echevin

[CONTE] Les larmes des nains

Aubain Cochère était un mauvais homme ; il avait si peu de qualités qu'on ne pouvait en imputer la responsabilité à la seule Providence. Tous ceux qui le connaissaient en convenaient : il faisait peu d'efforts en chose bonne et n'épargnait pas sa sueur en méfaits.

Aubain Cochère, comme souvent les mauvais hommes, souffrait de ne point être apprécié. Il enviait les gens heureux et plus encore ceux de pouvoir, car il estimait qu'on ne pût être heureux sans pouvoir. N'ayant jamais été heureux lui-même, ni doué d'aucun pouvoir qui ne fut partagé, pareille confusion peut lui être pardonnée.

Mais pour obtenir ce bonheur de malandrin, Aubain Cochère ne savait trop comment faire. Tuer, voler, arnaquer ne lui posait pas de soucis ; mais occire une vache la nuit tombée la nuit n'enrichit pas. Aubain le savait depuis son plus jeune âge.

Un jour, au Poney, une solution sembla poindre au détour d'une conversation. On y causait de deux nains, fraîchement arrivés au Pays qui - activité fort naine - prospectaient l'or sur les rives du Trotte-Galets. Les rumeurs allaient bon train :

- Des sacs et des sacs j'te dis ! Des paillettes à foison ! Les gaillards en font des lingots !
- Tu dis n'importe quoi, y a rien dans ce ru qui soit plus cher qu'un goujon !
- J'l'ai zé vu, j'te dis, avec des sacs plus gros qu'eux !
- Bêtises que tout cela !

Pour Aubain, l'aubaine était belle et déjà un mauvais plan trottait dans sa calebasse mal fagotée.

*

Au lendemain, grimé en négociant en vins, il fit monter un attelage dans lequel il plaça divers alcools volés. Sans hâte, il gagna les Collines Venteuses où court l'impétueux Trotte-Galets. Après quelques recherches, il localisa les nains affairés en contrebas d'une butte sur laquelle il monta son campement. Il fit un feu, mit à cuire quelques carnes bien juteuses et exposa mi-cachées ses bouteilles les plus précieuses.

Ce qui devait arriver arriva : les deux nains ne tardèrent pas à pointer le bout de leur barbe.

- Héla l'étranger ! hélèrent-ils. Que donc faîtes vous ici, si loin des cabanes d'hommes ?
- Je pourrais vous retourner la question ! répondit Aubain.
- Ce que nous faisons ne vous regarde pas, Grandes-Jambes ! Et nous vous saurions gré de camper ailleurs, car la plaine est vaste et votre présence non désirée.

Aubain manqua de se vexer, mais n'oublia pas la raison de sa venue.

- Certes, certes, Maîtres mineurs, je m'en vais ! Mais laissez-moi le temps de ranger mon attirail car j'ai ici des mets qui ne souffriraient les ballottages.

A la vue des bouteilles, l'humeur des nains s'adoucit, et un vague remord frisa leurs barbes. Le plus vieux des deux s'avança :

- Point de précipitation en effet car si ma vue est bonne c'est de l'Isengard rouge de bon cru que vous transportez là ! Nous ne voudrions pas qu'il tourne par notre faute.
- Arff !
répondit Aubain, faussement attristé. Ces bouteilles-là sont déjà perdues je le crains... Le chemin fut long et je me suis perdu à maintes reprises. Avec cette chaleur, elle n'ont plus de prix que leur poids en verre. D'ailleurs, je les laisse, elles m'encombrent.

Vous aurez vite compris ce qui advint après cela. Aubain attela son chargement et fit mine de partir tandis que les nains, curieux, patientaient docilement devant des bouteilles miroitant au soleil.
Assurés de ne point être vus, il s'attaquèrent aux dites-bouteilles. Certes ils convinrent après moultes goûtures que l'Isengard était gâté. Hélas, ils en imputèrent la tournure au voyage fictif et non au poison qu'Aubin y avait introduit, et le malandrin, revenant sur ses pas, retrouva les compères... raides morts. Sans cérémonies, il jeta leurs corps dans le Trotte-Galets et entreprit de fouiller leur campement.

Sa découverte fut au-delà de toutes ses espérances, car les rumeurs – cela est assez rare pour le souligner – étaient fondées ! Les deux nains, besogneux et talentueux avaient amassé à eux seuls un trésor de pépites et de paillettes d'or pur. Aubain ne se sentait plus de joie, il était riche !

**

A Bree, Aubain contacta vite un mauvais comparse de ses amis et il lui demanda :

- Dis l'Affreux, si tu avais beaucoup d'or, qu'en ferais-tu ?

L'Affreux répondit :
- A n'en point douter, des bijoux nains.
- Des bijoux nains ? Quelle idée saugrenue, n'as-tu point de meilleure idée ?
- Pas de meilleure qui n'existe sous ces cieux. Les bijoux nains ont des pouvoirs qui nous échappent et ceux en or valent – dit-on – davantage qu'une Garnison du Nord.

L'idée plaisait beaucoup à Aubain, mais la perspective de contacter les nains de Bree ne présageait rien de bon. Ils étaient réputés futés et suspicieux.

- Hum... Et où donc trouver un orfèvre capable de pareille prouesse ?
- Hé hé ! ricana l'Affreux qui était plus futé qu'on ne l'imaginait.
Mon brave Aubain, t'es un bien gros gibier, et parions que tu perdras ta vie tantôt à courir des bois que tu ne connais pas. Mais comme je suis un bon bougre je vais t'indiquer une adresse, loin d'ici, où une vieille barbe exilée traite sans broncher l'or et l'argent.
Mais il officie loin, là-bas au-delà du Pays des Gnomes, au Chat de l'Aiguille. Fordrín qu'il se nomme, ses tarifs sont modestes et son Art très grand... un cinglé.

Notre Aubain n'en demandait pas tant, et en moins de temps qu'il ne faut pour citer les vingt premiers rois numénoriens, il s'engagea au grand galop vers les terres de l'Ouest.


***

Ce que ce gredin ignorait, toutefois, c'est que Fordrín l'Orfèvre était loin d'être un cinglé. C'était un Grand Nain, de ceux que l'on rencontrait jadis dans les Forges les plus illustres.
Certes, il acceptait de traiter les métaux recelés, mais ce n'était point par déchéance comme les Hommes le supposaient. Il s'était donné pour mission (jusqu'à ce qu'Aulë le relève) d'exaucer le souhait des métaux qui lui étaient confiés ; il parlait le mithril, il parlait l'or, il parlait l'argent comme d'autres parlent le rubis, le topaze ou le diamant.
Et pour ce faire, il tenait son établi ouvert à tous. Car, soyons en sûrs, les richesses volées sont plus bavardes que celles honnêtement acquises.

Aussi quand Fordrín saisit une pépite tendue par Aubain, il entendit sans sourciller cette triste mélodie :


Ors, nous sommes, volées, humiliées,
Ors, nous pleurons la perte de ceux
Qui des boues nous ont extirpées.
Grúlin le Tendre nous a caressées,
Kemdàl le Sagace nous a baptisées.
Nos premiers traits au matin
Voués aux cieux
Naquirent en leurs mains
Dans leurs creux.

Il n'en fallait pas moins à  Fordrín l'Orfèvre pour comprendre ce qui s'était passé. Mais il n'en montra nul signe. Il assura au vil Aubain qu'il fonderait à partir de ces fonds trois anneaux, deux bracelets et un collier. Que ceux-ci lui assureraient tout ce qu'il désire et plus encore... mérite.

Aubain fier comme un coq repartit bientôt vers Bree, paré de ses bijoux. Il avait trouvé étrange que le nain cinglé ait gravé en leur dos une étrange glyphe évoquant sans conteste une larme. Mais  Fordrín l'Orfèvre lui assura (et c'était un mensonge) qu'il s'agissait de sa signature.


** **

De fait, la magie des nains fonctionna à merveille. Rutilant d'or, l'entrée d'Aubain à Bree fit grand événement. On l'acclama spontanément, on le loua pour quelque bravoure imaginaire. Car l'or fascine plus encore les Mortels que les Nains, et l'Or de Fordrín avait un pouvoir accru. Aubain pensait enfin être aimé, voire révéré et c'est sur la place de l'Hôtel de Ville qu'il laissa exploser sa joie mauvaise et sa gloire usurpée :

Amis, bon peuple de Bree, je vous le dis : bientôt, si vous le souhaitez, je serai votre maire !

Et la foule l'acclama.

Grâce à l'antique pouvoir des nains, Aubain mena une belle campagne : ses mensonges et ses bêtises attisèrent l'ardeur des cœurs aveugles. La ville entière succomba à son charme. Et au jour du scrutin, contre tout bon sens, il fut porté victorieux sur les bras même de la garde de la ville.
Le gredin avait gagné.


*****

Mais à l'Hôtel de Ville, durant la cérémonie d'investiture, la joie collective fut interrompue par la survenue d'un vieux nain :  Fordrín l'Orfèvre avait fait le voyage et il prit la parole.

Maître Cochère, dit-il, avant tout engagement devant ces gens, il vous faut payer vos dettes !

Aubain rageait et manda aux gardes d'agir. Intimidés par les nains présents, ils n'osèrent intervenir.

- Quelles dettes vieux fou ! Vous fûtes payé pour votre œuvre !
- Certes, répondit le nain, mais cette dette est contractée auprès de l'or que vous portez.

Aubain n'y comprit rien et fulmina :

Que cela cesse ! rugit-il. Imperturbable le nain continua :

Maître Cochère, vous vous devez de payer les larmes de Dame Gerún, femme de Grúlín. Le pouvez-vous ?

Aubain ne le pouvait et l'anneau à son index gauche se serra si fort, si fort et si fort, que ce doigt tranché tomba au sol, couvert de paillettes d'or.

Maître Cochère, vous vous devez de payer les larmes des sieurs Grúdor et Grúdek, fils de Grúlín. Le pouvez-vous ?

Aubain ne le pouvait et ses anneaux à l'annulaire et au majeur se serrèrent si fort, si fort et si fort, que ces doigts tranchés tombèrent au sol, couverts de paillettes d'or.

Maître Cochère, vous vous devez de payer les larmes des dames Firún, mère de Grúlín et de dame Hefrí, mère de Kemdàl, le pouvez-vous ?

Aubain ne le pouvait et ses bracelets se serrèrent si fort, si fort et si fort, que ses mains tranchées tombèrent au sol, couvertes de paillettes d'or.

Enfin, le vieil Orfèvre demanda :

Maître Cochère, vous vous devez de payer les larmes de notre père Durín qui pleure deux de ses enfants en cet instant, le pouvez-vous ?

Aubain ne le pouvait et  son collier le serra si fort, si fort et si fort, que sa tête tranchée roula au sol, couverte de paillettes d'or.

Les nains, satisfaits retournèrent en leur demeure, et jamais personne n'osa, de mémoire d'homme, toucher aux paillettes d'or qui aujourd'hui encore parsèment tapis et penderies de l'Hôtel de Ville de Bree.


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On m'dit jamais rien...

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